Back to Document View LexisNexis? Academic Copyright 2002 Groupe Les Echos Les Echos October 17, 2002 SECTION: Pg. 50 LENGTH: 2925 words HEADLINE: Grand angle avec Pierre Hassner: Le retour aux guerres sans regles BODY: Attaque contre le World Trade Center en septembre 2001. Massacre dans un paradi s pour touristes a Bali en octobre 2002. Et entre les deux, une serie d'attent ats visant tous la civilisation occidentale. Specialiste des relations internat ionales et des questions de defense, Pierre Hassner livre ici ses reflexions a vant de participer, ce week-end a la Sorbonne, a la 11e Cite de la reussite. La vague terroriste va-t-elle finir a la longue par avoir un impact sur la conduite des relations internationales ? Oui, et on peut meme dire que nous sommes entres dans un nouveau cycle de la politique internationale. L'attentat du 11 septembre mais aussi des evenements comme les agissements de la secte Aoum au Japon, avec son gaz sarin repandu dans le metro de Tokyo, marquent une rupture. Le jeu traditionnel des rapports de forces entre les Etats est soudainement brouille, parasite. L'irrationnel fait irruption dans l'univers normalise de la geopolitique et de la geostrategie. Les Etats s'affrontaient ou negociaient, faisaient la guerre ou la paix sur des bases a peu pres previsibles et comprehensibles. Or voici qu'apparaissent sur le theatre des conflits des acteurs d'un genre inedit. Ils sont sans territoire, sans population sous leur coupe directe. Ils surgissent par surprise et choisissent a leur guise le lieu de leurs attaques. Les carnages qu'ils organisent sont cibles de preference sur la population civile. Mieux : ces acteurs sont impregnes de la culture de la mondialisation. Leur cause, ils la defendent partout dans le monde et savent monter des reseaux transnationaux et decentralises. Le progres des technologies permet a un tres petit nombre d'individus de provoquer des destructions massives autrefois a la portee des seuls Etats. Il y a toujours eu des fanatiques et des poseurs de bombes. La nouveaute, c'est qu'ils sortent souvent de bonnes ecoles et d'universites occidentales et qu'ils savent assurer l'amplification mediatique de leurs forfaits a l'echelle de la planete. Acteurs autoproclames du jeu international, ils sont des nomades impossibles a affronter de face. D'ou la tentation des pays agresses de se retourner contre les Etats suspectes de les aider ou de leur donner asile. Ainsi s'amorce un enchainement qui finit par peser sur l'equilibre du monde. Cela suffit-il pour en conclure a un nouvel ordre - ou plutot desordre - international ? Oui, parce que l'apparition de cette nouvelle forme de guerre sans regles remet en cause les methodes traditionnelles de gestion des conflits entre les Etats. Elle modifie la psychologie des peuples qui jouissaient jusqu'alors de la paix civile. Elle cree un sentiment diffus d'insecurite, lui-meme generateur de peurs collectives. Or la peur est souvent plus dangereuse que la colere. Dans 'Les Grands Cimetieres sous la lune', Bernanos la decrit comme un ferment de cataclysme : 'La peur, la vraie peur est un delire furieux. De toutes les folies dont nous sommes capables, elle est la plus cruelle...' Ainsi le nouveau siecle nous amene-t-il a reflechir a une nouvelle geopolitique des passions. La sociologie et la psychologie sont convoquees pour tenter d'expliquer des phenomenes qui depassent l'entendement des diplomates et des militaires formes a une approche rationnelle des conflits : qui est l'adversaire ? quels sont ses moyens ? qui sont ses allies ? quel est son pouvoir de nuisance ? etc. Tout cela ne suffit plus pour definir une politique de securite. En quoi cela change-t-il par rapport aux periodes precedentes ? Avant la chute du mur de Berlin, a la grande epoque de la guerre froide et du bras de fer entre les Etats-Unis et l'URSS, on parlait dans les ecoles militaires de la 'menace'. Celle-ci etait facile a identifier : elle venait du camp d'en face. Celui qui etait avec l'un des deux grands etait contre l'autre... Changement d'approche apres 1989. Le camp des democraties marque alors un point decisif. Des intellectuels optimistes annoncent l'extension rapide d'une sorte de modele liberal-pacifiste. L'opinion occidentale se laisse griser par ses succes economiques et perd de vue la persistance de la fracture entre pays riches et pays pauvres. Les militaires passent alors de la notion de 'menace' a celle de 'risque', plus floue et difficile a definir, mais sans que l'on s'inquiete de maniere excessive de l'eventualite de complots hostiles. Les annees 1990 sont marquees par un fort sentiment de superiorite des pays du nord de la planete. Le monde semble alors divise en deux zones distinctes. D'un cote, un centre protege, vaste zone de paix et de prosperite economique : en gros, le club des pays membres de l'OCDE, Amerique du Nord, Europe, Asie developpee, Australie, Nouvelle-Zelande, etc. De l'autre, une peripherie 'a risques', avec des poches de violence souvent nourries par des guerres civiles : drame yougoslave, Rwanda, Timor et, bien sur, un grand sujet d'inquietude, le conflit israelo-arabe. Aujourd'hui, un an apres les attentats du 11 septembre, ce decoupage entre espace protege et espace de conflit n'a plus aucun sens. Aucun Etat de la planete ne peut se sentir a l'abri d'un sanctuaire de paix garantie. Il n'y a plus d'oasis. La modestie retrouvee est aussi l'occasion de prendre conscience des foyers de violence qui existent a l'interieur meme des pays les plus prosperes : banlieues a risques, afflux de population immigree, 'secession' des riches au sein des grandes metropoles, tendance au cloisonnement des quartiers en fonction du niveau de vie, insecurite. Les grandes villes tendent parfois a devenir des additions de petites feodalites separees par des murs d'incomprehension et de ressentiment. Depuis le 11 septembre, la conscience du risque terroriste est tres forte aux Etats-Unis. Les Europeens, eux, semblent moins tentes de ceder a la panique. Ont-ils raison ? Helas, non. L'attitude des medias y est pour quelque chose. Ils sont peut-etre trop alarmistes aux Etats-Unis et pas assez en Europe. Les Europeens seraient bien naifs de se croire a l'abri des coups du terrorisme fondamentaliste sous pretexte qu'ils contestent la politique menee en Irak par Washington. Le totalitarisme religieux qui a pris le relais des totalitarismes ideologiques du siecle precedent a un adversaire unique qui s'appelle le monde moderne, avec ses composantes positives ou negatives : la democratie, le pluralisme, la liberte des moeurs, l'egalite de l'homme et de la femme, le relativisme des croyances, la distinction du laic et du religieux, l'appetit de consommation, l'argent facile, etc. Le monde liberal et developpe est percu comme un bloc. Pour un sympathisant de l'un des multiples reseaux islamiques, il n'y a pas de difference entre New York, Londres, Berlin ou Paris. Les fanatiques musulmans se demarquent ainsi radicalement des mouvements revolutionnaires classiques de type latinoamericain, qui concentrent leur rancune sur les Etats-Unis. Cette situation nouvelle remet-elle en cause ce que l'on enseigne dans les ecoles militaires ? L'art de la guerre et les politiques de securite sont-ils deja en train de changer ? Depuis 1945, les rapports internationaux ont evolue par etapes. D'abord il y a eu la guerre froide entre les deux grands. La notion de 'dissuasion' reposait alors sur l'idee qu'un adversaire rationnel redoute les represailles susceptibles d'etre declenchees en cas de premiere frappe. Puis, en 1989, l'URSS s'est effondree a une rapidite qui a surpris tout le monde. A priori, la citadelle sovietique semblait declinante mais pas mortelle. Seuls des facteurs d'ordre sociaux et culturels purent ensuite expliquer l'ecroulement d'un systeme mine de l'interieur sans que les experts aient pu analyser ce qui se passait vraiment dans la tete des citoyens sovietiques. Vous voulez dire que les strateges militaires ont commence a s'interesser aux sciences humaines ? On les croyait obsedes depuis toujours par l'action psychologique... Il ne s'agit pas de la meme chose. La manipulation et la propagande se pratiquent depuis des millenaires. Ce qui est nouveau, c'est l'analyse de ce que l'on appelle le 'soft power' par rapport au 'hard power'. Joseph Nye, le doyen de la Kennedy School de Harvard, oppose les deux methodes permettant a un Etat d'exercer son ascendant vis-a-vis de l'exterieur. Un Bill Clinton mettait l'accent sur le 'soft power', c'est-a-dire la 'seduction' economique et culturelle. George Bush, de son cote, fonde plutot son action sur la 'contrainte' militaire et economique. Le premier affichait son liberalisme culturel (valeurs d'autonomie, de tolerance et de compassion). Le second a une approche a la fois plus nationale et imperiale (valeurs du puritanisme, de l'ordre et de l'autorite). Si l'on applique la grille a la fin de l'Union sovietique, il est clair que ce n'est pas le 'hard' mais l'inoculation souterraine et progressive des ingredients du 'soft power' qui explique le soudain effondrement de la deuxieme puissance militaire de la planete. Comment les militaires ont-ils revise leur doctrine apres le 11 septembre ? Ils reviennent a la notion de 'menace' en usage a l'epoque de la guerre froide. Mais une menace sans visage : il y a des ennemis qui nous veulent du mal, mais on ne sait pas d'ou ils viennent et leurs motivations sont variables. Objectif politico-religieux pour Al-Qaida, objectif incomprehensible pour les sectes ou les manipulateurs d'anthrax. Comment concevoir la riposte ? Un Etat fort peut etre tente de prendre les devants et de pratiquer la guerre preventive pour empecher physiquement l'agresseur eventuel d'attaquer. C'est l'attitude adoptee par les dirigeants des Etats-Unis, souverainistes absolus a l'interieur et interventionnistes sans limitation a l'exterieur. Le gouvernement Bush s'autorise a agir seul contre des Etats declares 'voyous'. Les Europeens, eux, preferent s'en tenir aux procedures multilaterales, au recours a l'ONU et aux mesures de 'prevention' plutot que de s'engager dans la 'preemption'. Le choix americain est inquietant car on peut ici aussi parler de guerre sans regles. Il est generateur d'instabilite, d'exasperation et d'insecurite. Il revient a donner a l'action militaire le role central devolu jusqu'ici a la 'dissuasion' ou a la negociation. Mais, a l'inverse, il est vrai que les actions imprevisibles et intolerables des groupes terroristes se pretent mal au traitement lent et pacifique par la voie du droit international ou de l'ONU. Au cours du XXe siecle, on a vu parfois des victoires de David sur Goliath, des petits groupes capables de faire vaciller de grands empires... Il faut partir de plus loin. Depuis le debut du XVIIe siecle, l'histoire politique peut se resumer en une vaste entreprise d'embourgeoisement progressif des 'barbares', c'est-a-dire les violents et les incontrolables. Il s'agissait de substituer peu a peu des 'passions calmes' aux 'passions violentes' qui agitent la nature humaine. Comment faire ? En detournant l'agressivite des individus et en la recyclant sous la forme d'une competition economique encadree par le droit. L'economie, le commerce sont de puissants instruments de canalisation de la violence. La societe progresse quand le mafieux, ou le hors-la-loi d'hier, trouve son interet dans des activites moins dangereuses pour la societe que le coup de force sanglant. De Montesquieu a Benjamin Constant et a Tocqueville, tous les auteurs du XVIIIe et du XIXe ont insiste sur cette longue et difficile tentative d'adoucissement des moeurs. Le risque aujourd'hui, avec l'irruption de la violence aveugle dans des zones jouissant jusqu'alors de la paix et de la securite, serait de voir de paisibles bourgeois devenir sous l'empire de la peur de nouveaux... barbares. Les 'passions calmes' ont pris, dites-vous, partiellement le relais des 'passions violentes' dans les pays developpes, mais les rapports entre peuples forts et peuples faibles, entre riches et pauvres ont toujours ete places sous le signe d'une certaine violence... Depuis quatre siecles, deux conceptions du monde n'ont jamais cesse de s'opposer et elles expliquent la dualite des politiques de defense et de relations inter-Etats. Vous avez, d'un cote, le monde de John Locke et de Kant, de l'autre, celui de Thomas Hobbes, de Nietzsche et de Karl Marx. Locke a une vision plutot optimiste de l'etre humain, qui, selon lui, aspire avant tout a la paix. Il ecrit a l'aube de la revolution economique de l'Angleterre. Pour lui, le liberalisme, une societe regulee par le droit, la defense de la propriete, la prosperite economique doivent permettre d'instaurer la paix. Kant va au bout du raisonnement et parle d'un cheminement vers la 'paix perpetuelle' grace a la democratie, au commerce, a la negociation entre les Etats. A l'inverse, Hobbes, qui vit un demi-siecle plus tot que Locke, a une epoque troublee (il est a Paris au moment de l'assassinat d'Henri IV et souffre des guerres civiles de l'Angleterre), est convaincu que l'etat de nature, c'est la jungle, le combat incessant, le regne des rapports de forces, la guerre de tous contre tous. La paix ne s'obtient que par la force. L'aspiration permanente des individus, ce n'est pas la paix, c'est la securite. Cela debouche fatalement sur le recours aux grands moyens de coercition, au sacrifice des libertes, voire, si necessaire, a une certaine forme de despotisme. A l'aube du XXe siecle, Nietzsche prolongera cette reflexion en examinant les consequences de la 'mort de Dieu' et prophetisera les grands chocs guerriers qui suivront. L'histoire politique se resume dans une hesitation permanente des Etats entre ces deux facons de concevoir les objectifs du pouvoir. Avec des retournements spectaculaires. Quand l'Europe regnait sur le monde, avant les guerres du XXe siecle, ses grandes puissances s'inscrivaient ouvertement dans la ligne de Hobbes, avant de choisir l'approche pacifique de Locke apres 1945. Le choc du 11 septembre ne semble pas avoir vraiment change l'image exterieure des Etats-Unis. Apres un moment de compassion, on a vu resurgir les vieux reflexes d'antiamericanisme. Est-ce parce que nous sommes desormais dans un monde unipolaire ? Le face-a-face Etats-Unis - URSS a-t-il vraiment ete relaye par un monde totalement unipolaire ? Je n'en suis pas si sur. Certes, les Etats-Unis, conscients de leur force, donnent actuellement le sentiment d'hesiter entre deux schemas qui les mettent tous les deux a l'ecart des autres Etats : l'esprit Far West d'un cote (le sherif qui retablit l'ordre) et l'Empire romain de l'autre. Mais je vois au moins trois limites aux pouvoirs de ce qu'on appelle 'l'empire americain'. La premiere limite est interne aux Etats-Unis. On a tendance a oublier que la plus grande puissance du monde est une democratie vivante, avec ses pouvoirs et ses contre-pouvoirs, ses faucons et ses colombes, avec une opinion publique qui n'aime pas voir couler le sang de ses GI. Avec des idealistes desireux de sauver le monde et des isolationnistes hostiles aux prises de risques a l'exterieur. Avec des partisans de la maniere forte et des moderes ouverts a la cooperation internationale. L'Amerique, c'est tout a la fois le monde de Hobbes et de Locke. Ce sont les evenements qui font pencher la balance d'un cote ou de l'autre : Pearl Harbour, le bourbier vietnamien, les attentats du 11 septembre... La deuxieme limite est une limite de puissance. Cela peut paraitre paradoxal de la part du pays qui possede la premiere armee et la plus grande force de frappe technologique de la planete. Seulement voila, un empire solitaire c'est difficile a gerer quand l'ennemi est invisible et qu'il connait les techniques de destabilisation des systemes complexes du monde moderne. Un ennemi pret a mourir pour sa cause et qui sait qu'il a en face de lui une societe liberale bourgeoise a qui les sacrifices humains font horreur. Et, depuis la guerre du Vietnam, on sait que les guerres ne se gagnent pas seulement avec des outils high-tech. Une plaisanterie circulait a cette epoque. On est en 1965 et le president des Etats-Unis interroge le plus grand ordinateur du monde, qui est bien sur americain : 'Quand les Americains gagneront-ils la guerre du Vietnam ?' Reponse de l'ordinateur : 'Ils l'ont gagnee depuis deux ans...' La troisieme et derniere limite est economique et financiere. Les Etats-Unis ont beau etre de loin la premiere puissance economique, il n'en reste pas moins que l'univers du business n'est nullement unipolaire. C'est un espace de pouvoir ou les rapports de forces ne tournent pas toujours a l'avantage de l'Amerique. L'Union europeenne, le Japon ou la Chine sont a la tete de sous-ensembles continentaux capables de resister aux injonctions de la puissance dominante. Des nains politiques peuvent se reveler de redoutables contradicteurs. On le voit dans les instances de l'OMC. Or, aux Etats-Unis, le business compte plus que les croisades contre le mal. Mais les milieux d'affaires ont pourtant completement integre l'idee d'une prochaine attaque contre l'Irak... Machiavel n'aurait rien compris a la maniere dont les choses se preparent. Saddam Hussein n'a plus rien a perdre. On lui fait savoir chaque jour que l'heure de l'attaque approche. Les reseaux terroristes se rejouissent a l'avance d'une nouvelle occasion de surencheres sanglantes. Les regimes arabes de la region sont embarrasses par la perspective d'un apres-Saddam a direction americaine. Les Etats-Unis s'engagent dans une voie inedite. Disons-le franchement, l'affaire ne se presente pas bien. LOAD-DATE: October 17, 2002